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Le naufrage au Port des Français :
schémas selon le rapport de Boutin |
Départ du mouillage - trajet jusqu'à la passe | ||||||
" le 13 juillet, à cinq heures cinquante minutes du
matin, je partis du bord de la Boussole dans le
petit canot ; j' avais ordre de suivre
M D' Escures qui commandait notre biscayenne ;
et M De Marchainville commandant la
biscayenne de l' Astrolabe devait se joindre
à nous. Les instructions que M D' Escures
avait reçues par écrit de M De La Pérouse,
et qui m' avaient été communiquées, lui
enjoignaient d' employer ces trois canots à
sonder la baie ; d' y placer les sondes, d' après
des relèvemens, sur le plan qui lui avait été
donné ; de sonder la passe, si la mer était
belle, et d' en mesurer la largeur : mais il lui
était expressément défendu d' exposer au moindre
danger les canots qui étaient sous ses ordres,
et d' approcher de la passe, pour peu qu' elle
brisât, ou même qu' il y eût de la houle. Après
avoir doublé la pointe ouest de l' île près de
laquelle nous étions mouillés, je vis que la
passe brisait dans toute sa largeur, et qu' il
serait impossible de s' y présenter.
M D' Escures était alors de l' avant, ses
avirons levés, et semblait vouloir m' attendre ;
mais lorsque je l' eus approché à portée de fusil,
il continua sa route ; et comme son canot
marchait beaucoup mieux que le mien, il répéta
plusieurs fois la même manœuvre, sans qu' il me
fût jamais possible de le joindre.
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l'indication sur le trajet est donnée dans la première phrase de la séquence suivante |
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vitesse moyenne du canot sur le trajet du mouillage jusqu'aux abords de la passe : 2 nœuds | ||||||
d'Escures a un comportement révélateur : préférer le panache au sens des responsabilités
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Ils tombent dans le piège | ||||||
à sept
heures un quart, ayant toujours gouverné sur la
passe, nous n' en étions plus qu' à deux
encablures : notre biscayenne vira de bord. Je
suivis son mouvement dans ses eaux ; nous
fîmes route pour rentrer dans la baie, laissant
la passe derrière nous. Mon canot était derrière
notre biscayenne, à portée de la voix :
j' apercevais celle de l' Astrolabe à un quart de
lieue, en dedans de la baie. M D' Escures me
hêla alors en riant : " je crois que nous
n' avons rien de mieux à faire que d' aller
déjeûner, car la passe brise horriblement " . Je
répondis : " certainement, et j' imagine que
notre travail se bornera à fixer les limites
de la baie de sable, qui est à bâbord en
entrant " . M De Pierrevert qui était avec
M D' Escures, allait me répondre ; mais ses
yeux s' étant tournés vers la côte de l' est,
il vit que nous étions entraînés par le jusant :
je m' en aperçus aussi, et dans l' instant nos
deux canots furent nagés avec la plus grande
force, le cap au nord, pour nous éloigner de la
passe, dont nous étions encore à cent toises.
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une encablure = 120 brasses = 195 m (devenue 1/10 de nautique soit 185 m) | |||||
une lieue = 5,55 km
(implicitement, lieue marine)
1/4 lieue = 0,75 nautique |
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jusant = courant de la marée descendante
nager = ramer en langage de terrien 100 toises = 200 mètres |
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D'Escures et Boutin, entraînés par le courant, partent chacun d'un côté | ||||||
Je ne croyais pas être exposé au moindre danger, puisqu' en gagnant seulement vingt toises sur l' un ou l' autre bord, nous avions toujours la ressource d' échouer nos canots sur le rivage. Après avoir vogué plus d' une minute sans pouvoir
refouler la marée, j' essayai inutilement de
gagner la côte de l' est ; notre biscayenne qui
était devant moi, essaya aussi inutilement de
gagner la côte de l' ouest : nous fûmes donc
forcés de remettre le cap au nord, pour ne pas
tomber en travers dans les brisans.
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20 toises = 40 m | |||||
vitesse du jusant : 3 à 4 lieues par heure (voir récit de Lapérouse), soit 9 à 12 nœuds | ||||||
Echec de l'accrochage d'un grapin - au plus fort des lames, le canot évite de chavirer | ||||||
Les premières
lames commençaient à déployer à peu de distance
de mon canot : je crus devoir mouiller le grapin,
mais il ne tint pas ; heureusement le cablot
n' était pas étalingué à un des bancs, il
fila en entier dans la mer, et nous déchargea
d' un poids qui aurait pu nous être funeste.
Dans l' instant, je fus au milieu des plus fortes
lames qui remplirent presque le canot ; il ne
coula cependant pas, et ne cessa point de
gouverner ; de manière que je pouvais toujours
présenter l' arrière aux lames, ce qui me donna
le plus grand espoir d' échapper au
danger.
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le grapin, servant de petite ancre, aurait retenu le canot
étalingué : fixé fermement funeste : la traction du cablot du grapin aurait ajouté un poids et empêché de maneuvrer |
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Toujours au milieu des lames, la biscayenne de l'Astrolabe est vue pour la dernière fois | ||||||
Notre biscayenne s' était éloignée de moi pendant
que je mouillais le grapin, et elle ne se trouva
que quelques minutes après dans les brisans ; je
l' avais perdue de vue en recevant les premières
lames : mais dans un des momens où je me trouvai
au-dessus de ces brisans, je la revis entre
deux eaux, à trente ou quarante toises de l' avant :
elle était
en travers ; je n' aperçus ni hommes ni avirons. Ma
seule espérance avait été qu' elle pourrait
refouler le courant, mais j' étais trop certain
qu' elle périrait si elle était entraînée ; car,
pour échapper, il fallait un canot qui portât
son plein d' eau, et qui, dans cette situation,
pût gouverner, afin de ne pas chavirer :
malheureusement notre biscayenne n' avait aucune de
ces qualités.
J' étais toujours au milieu des brisans, regardant
de tous côtés, et je vis que derrière mon canot,
vers le sud, les lames formaient une chaîne que
mon œil suivait jusqu' à mon horizon ; les
brisans paraissaient aussi aller fort loin
dans l' ouest : je vis enfin que, si je pouvais
gagner seulement cinquante toises dans l' est,
je trouverais une mer moins dangereuse. Je fis
tous mes efforts pour y réussir, en donnant des
élans sur tribord dans l' intervalle des
lames ; et, à sept heures vingt-cinq minutes, je
fus hors de tout danger, n' ayant plus à combattre
qu' une forte houle et de petites lames produites
par la brise de l' ouest-nord-ouest.
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en travers, l'embarcation est roulée par chaque lame, embarque de l'eau et n'a aucune chance d'échapper | ||||||
le drame a duré 10 minutes | ||||||
Boutin, hors de la baie, rétablit son canot | ||||||
Après avoir vidé l' eau de mon canot, je cherchai les moyens de donner du secours à mes malheureux camarades ; mais dès-lors je n' avais plus aucun espoir. Depuis le moment où j' avais vu notre biscayenne couler dans les brisans, j' avais toujours donné des élans dans l' est, et je n' avais pu en sortir qu' au bout de quelques minutes. Il était impossible que les naufragés, au milieu d' un courant si rapide, pussent jamais s' éloigner de sa direction, et ils devaient être entraînés pendant tout le reste de la marée qui a porté au large jusqu' à huit heures quarante-cinq minutes : d' ailleurs, comment le meilleur nageur aurait-il pu résister quelques instans seulement à la force de ces lames ?
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Recherches à l'extérieur de la baie - attente de la renverse - signes d'Indiens à terre | ||||||
Cependant, comme je ne pouvais faire aucune recherche raisonnable que dans la partie où portait le courant, je mis le cap au sud, côtoyant les
brisans qui me restaient à tribord, et changeant
de route à chaque instant, pour m' approcher de
quelques loups marins ou goêmons, qui me
donnaient de temps en temps quelque
espérance.
Comme la mer était très-houleuse, lorsque j' étais
sur le sommet des lames, mon horizon s' étendait
assez loin, et j' aurais pu apercevoir un aviron
ou un débris à plus de deux cents toises.
Bientôt mes regards se portèrent vers la pointe
de l' est de l' entrée ; j' y aperçus des hommes
qui, avec des manteaux, faisaient des signaux :
c' étaient des sauvages, ainsi que je l' ai
appris depuis ; mais je les pris alors pour
l' équipage de la biscayenne de l' Astrolabe, et
j' imaginai qu' elle attendait l' étale de la
marée pour venir à notre secours ; j' étais
bien loin de penser que mes malheureux amis
étaient victimes de leur hardiesse
généreuse.
à huit heures trois quarts, la marée ayant reversé,
il n' y avait point de brisans, mais seulement une
forte houle. Je crus devoir continuer mes
recherches dans cette houle, suivant la
direction du jusant qui avait cessé ; je fus
aussi malheureux dans cette seconde recherche
que dans la première.
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les Indiens sont sur la pointe est | ||||||
Retour dans la baie | ||||||
à neuf heures, voyant que
le flot venait du sud-ouest, que je n' avais
ni vivres, ni grapins, ni voiles, mon équipage
mouillé et saisi de froid ; craignant de ne
pouvoir rentrer dans la baie lorsque le flot
aurait acquis toute sa force ; voyant d' ailleurs
qu' il portait déjà avec violence au nord-est, ce
qui m' empêchait de gagner au sud où j' aurais dû
continuer mes recherches, si la marée l' avait
permis, je rentrai dans la baie, faisant route au
nord.
La passe m' était déjà presque fermée par la pointe
de l' est ; la mer brisait encore sur les deux
pointes ; mais elle était calme au milieu. Je
parvins enfin à gagner cette entrée, rangeant
beaucoup la pointe de bâbord, sur laquelle
étaient les américains qui m' avaient fait des
signaux, et que j' avais crus français.
Ils m' exprimèrent par leurs gestes qu' ils avaient
vu chavirer deux embarcations, et ne voyant
pas la biscayenne de l' Astrolabe, je ne fus
que trop certain du sort de M De Marchainville,
que je connaissais trop pour croire qu' il eût
réfléchi sur l' inutilité du danger auquel il
allait s' exposer.
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je ne comprend pas cette contradiction sur l'emplacement des Indiens : bâbord en entrant, c'est la pointe ouest | ||||||
Retour au mouillage | ||||||
Comme on aime cependant à se flatter, il me restait un très-léger espoir que je le trouverais à bord de nos vaisseaux où il était possible qu' il eût été demander du secours : mes premières paroles en arrivant à bord, furent : avez-vous des nouvelles de M De Marchainville ? Non, fut pour moi la certitude de sa perte.
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Suite et fin du rapport de Boutin | ||
Après tous ces détails, je crois devoir expliquer
les motifs de la conduite de M D' Escures. Il
est impossible qu' il ait jamais songé à se
présenter dans la passe ; il voulait seulement
s' en approcher, et il a cru se tenir à une distance
plus que suffisante pour être hors de tout
danger : c' est cette distance qu' il a mal jugée,
ainsi que moi, ainsi que les dix-huit personnes
qui étaient dans nos deux canots. Je ne puis
dire combien cette erreur est pardonnable, ni
pourquoi il était impossible de juger la violence
du courant ; on croirait que je m' excuse
moi-même, car, je le répète, je jugeais cette
distance plus que suffisante, et l' aspect même
de la côte qui fuyait dans le nord avec la plus
grande vîtesse, ne me causa que de l' étonnement.
Sans vouloir détailler toutes les raisons qui
devaient contribuer à nous inspirer une confiance
bien funeste, je ne puis m' empêcher de faire
remarquer que le jour de notre entrée dans cette
baie, nos canots sondèrent la passe en tout sens
pendant plus de deux heures, sans éprouver aucun
courant. Il est vrai que, quand nos frégates
s' y présentèrent, elles furent repoussées par le
jusant ; mais le vent était si faible, que
dans le même instant, nos canots refoulaient
la marée avec la plus grande facilité : enfin,
le 11 juillet, jour de la pleine lune, nos
deux commandans furent eux-mêmes avec plusieurs
officiers sonder cette passe ; ils sortirent
avec le jusant, rentrèrent avec le flot, et n' y
remarquèrent rien qui pût faire juger qu' il y
eût le moindre danger, sur-tout avec des canots
bien armés. Ainsi on doit conclure que, le
13 juillet, la violence du courant tenait à des
causes particulières, comme une fonte
extraordinaire de neige, ou des vents forcés
qui n' avaient pas pénétré dans la baie, mais
qui, sans doute, avaient soufflé avec violence au
large.
M De Marchainville était à un quart de lieue en
dedans de la passe, au moment où j' y fus
entraîné ; je ne l' ai pas vu depuis ce moment ;
mais tous ceux qui le connaissent savent ce que
son caractère noble et généreux l' a porté à
faire. Il est probable que, lorsqu' il a aperçu
nos deux canots au milieu des brisans, ne
pouvant concevoir comment nous y avions été
entraînés, il a supposé ou un cablot cassé ou
des avirons perdus ; dans l' instant, il aura
nagé pour venir à nous jusqu' au pied des premiers
brisans : nous voyant lutter au milieu des
lames, il n' aura écouté que son courage, et il
aura cherché à franchir les brisans pour nous
porter des secours en dehors, au risque de
périr avec nous. Cette mort sans doute est
glorieuse ; mais combien elle est cruelle pour
celui qui, échappé au danger, n' a plus la
possibilité d' espérer revoir jamais aucun de
ceux qui l' ont accompagné, ou aucun des héros qui
venaient pour le sauver !
Il est impossible que j' aye voulu omettre aucun
fait essentiel, ou dénaturer ceux que j' ai
rapportés ; M Mouton, lieutenant de frégate, qui
était en second dans mon canot,
est à portée de relever mes erreurs, si ma mémoire
m' avait trompé ; sa fermeté, celle du patron et
des quatre canotiers n' ont pas peu contribué à
nous sauver : mes ordres ont été exécutés au
milieu des brisans avec la même exactitude que
dans les circonstances les plus ordinaires.
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Extraits de la relation du naufrage par Lapérouse | ||
à dix heures du matin, je vis revenir notre petit canot
Entraîné, en suivant son commandant, au milieu des brisans qui portaient dans la passe, pendant que la
marée sortait avec une vîtesse de trois ou quatre lieues par heure, il imagina de présenter à la lame l' arrière de son
canot qui, de cette manière, poussé par cette lame, et lui cédant, pouvait ne pas se remplir,
mais devait cependant être entraîné au dehors, à reculons, par la marée.
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nota : les schémas sont tracés sur un fond de carte représentant Lituya Bay dans les années 1960. Au moment du passage de l'expédition Lapérouse, la topographie de la passe était quelque peu différente, d'après la carte levée à cette occasion, que recoupe une carte publiée en 1798 par Robinson : en particulier la Chaussée est moins marquée et les brisants sont plus découverts. L'axe de la passe est franchement Nord - Sud, alors qu'il semble s'être incliné vers le Sud-ouest - Nord-Est. |
page créée en décembre 2002
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