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Le naufrage au Port des Français :
extraits du journal de Lapérouse |
extraits du Voyage de Lapérouse autour du monde, publié conformément au décret du 22 avril 1791 et rédigé par M. L.-A. Milet-Mureau -
base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF - CNRS)
consultable sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/
Lapérouse s'exprime à la première personne - les titres en gras ne figurent pas dans le texte originel; ils ont été ajoutés pour marquer le déroulement des faits
Lapérouse cherche un hâvre - il découvre la baie et la nomme Port des Français p. 145-148
Le 2, à midi, je relevai le mont Beau-Temps (ndr : Mount Fairweather) au nord 6 degrés est du compas ; nous observâmes 58 degrés 36 minutes de latitude ; la longitude des horloges était de 140 degrés 31 minutes, et notre distance de terre, de deux lieues. à deux heures après midi, nous eûmes connaissance d'un enfoncement, un peu à l'est du cap Beau-Temps, qui parut une très-belle baie ; je fis route pour en approcher. à une lieue, j'envoyai le petit canot aux ordres de M De Pierrevert, pour aller, avec M Bernizet, en faire la reconnaissance ; l'Astrolabe détacha pour le même objet deux canots commandés par Mm De Flassan et Boutervilliers. Nous apercevions, du bord, une grande chaussée de roches, derrière laquelle la mer était très-calme ; cette chaussée paraissait avoir trois ou quatre cents toises de longueur de l'est à l'ouest, et se terminait à deux encablures environ de la pointe du continent, laissant une ouverture assez large ; en sorte que la nature semblait avoir fait, à l'extrémité de l'Amérique, un port comme celui de Toulon, mais plus vaste dans son plan comme dans ses moyens : ce nouveau port avait trois ou quatre lieues d'enfoncement. Mm De Flassan et Boutervilliers en firent le rapport le plus favorable ; ils étaient entrés et sortis plusieurs fois, et ils avaient constamment trouvé sept à huit brasses d'eau dans le milieu de la passe, et cinq brasses, en approchant, à environ vingt toises, de l'une ou l'autre extrémité : ils ajoutèrent qu'en dedans de la baie il y avait dix à douze brasses, bon fond. Je me déterminai, d'après leur rapport, à faire route vers la passe ; nos canots sondaient, et avaient ordre, lorsque nous approcherions des pointes, de se placer chacun sur une des extrémités, de manière que les vaisseaux n'eussent qu'à passer au milieu. Nous aperçûmes bientôt des sauvages qui nous faisaient des signes d'amitié, en étendant et faisant voltiger des manteaux blancs et différentes peaux : plusieurs pirogues de ces indiens pêchaient dans la baie, où l'eau était tranquille comme celle d'un bassin, tandis qu'on voyait la jetée couverte d'écume par les brisans ; mais la mer était très-calme au-delà de la passe, nouvelle preuve pour nous qu'il y avait une profondeur considérable. à sept heures du soir, nous nous présentâmes ; le vent était faible, et le jusant si fort, qu'il fut impossible de le refouler. L'Astrolabe fut portée en dehors avec une assez grande vitesse, et je fus obligé de mouiller, afin de n'être pas entraîné par le courant dont j'ignorais la direction. Mais lorsque je fus certain qu'il portait au large, je levai l'ancre, et je rejoignis l'Astrolabe, fort indécis sur le parti que je prendrais le lendemain. Le courant très-rapide dont nos officiers n'avaient point parlé, avait ralenti l'empressement que j'avais eu de relâcher dans ce port : je n'ignorais pas les grandes difficultés qu'on rencontre toujours à l'entrée et à la sortie des passes étroites, lorsque les marées sont très-fortes ; et obligé d'explorer les côtes de l'Amérique pendant la belle saison, je sentais qu'un séjour forcé dans une baie dont la sortie exigeait une réunion de circonstances heureuses, nuirait beaucoup au succès de l'expédition. Je me tins cependant bord sur bord toute la nuit ; et au jour, je hélai mes observations à M De Langle : mais le rapport de ses deux officiers fut très-favorable ; ils avaient sondé la passe et l'intérieur de la baie ; ils représentèrent que ce courant qui nous paraissait si fort, ils l'avaient refoulé plusieurs fois avec leur canot ; en sorte que M De Langle crut que cette relâche nous convenait infiniment ; et ses raisons me parurent si bonnes, que je n'hésitai pas à les admettre. Ce port n'avait jamais été aperçu par aucun navigateur : il est situé à trente-trois lieues au nord-ouest de celui de Los Remedios, dernier terme des navigations espagnoles ; à environ deux cent vingt-quatre lieues de Nootka, et à cent lieues de Williams-Sound : je pense donc que, si le gouvernement français avait des projets de factorerie sur cette partie de la côte de l'Amérique, aucune nation ne pourrait prétendre avoir le plus léger droit de s'y opposer. La tranquillité de l'intérieur de cette baie était bien séduisante pour nous qui étions dans l'absolue nécessité de faire et de changer presqu'entièrement notre arrimage, afin d'en arracher six canons placés à fond de cale, et sans lesquels il était imprudent de naviguer dans les mers de la Chine, fréquemment infestées de pirates. J'imposai à ce lieu le nom de Port des Français.
Entrée dans la baie et premier mouillage p. 148-150, en continuation du passage précédent
Nous fîmes route à six heures du matin pour donner dans l'entrée avec la fin du flot. L'Astrolabe précédait ma frégate, et nous avions, comme la veille, placé un canot sur chaque pointe. Les vents étaient de l'ouest à l'ouest-sud-ouest ; la direction de l'entrée est nord et sud ; ainsi p149 tout paraissait favorable. Mais, à sept heures du matin, lorsque nous fûmes sur la passe, les vents sautèrent à l'ouest-nord-ouest et au nord-ouest quart d'ouest ; en sorte qu'il fallut ralinguer, et même mettre le vent sur les voiles : heureusement le flot porta nos frégates dans la baie, nous faisant ranger les roches de la pointe de l'est à demi-portée de pistolet. Je mouillai en dedans, par trois brasses et demie, fond de roche, à une demi-encablure du rivage. L'Astrolabe avait mouillé sur le même fond et par le même brassiage. Depuis trente ans que je navigue, il ne m'est pas arrivé de voir deux vaisseaux aussi près de se perdre ; la circonstance, d'éprouver cet événement à l'extrémité du monde, aurait rendu notre malheur beaucoup plus grand ; mais il n'y avait plus de danger. Nos chaloupes furent mises à la mer très-promptement ; nous élongeâmes des grelins avec de petites ancres ; et, avant que la marée eût baissé sensiblement, nous étions sur un fond de six brasses : nous donnâmes cependant quelques coups de talon, mais si faibles qu'ils n'endommagèrent pas le bâtiment. Notre situation n'eût plus rien eu d'embarrassant si nous n'eussions pas été mouillés sur un fond de roche qui s'étendait à plusieurs encablures autour de nous ; ce qui était bien contraire au rapport de Mm De Flassan et Boutervilliers. Ce n'était pas le moment de faire des réflexions ; il fallait se tirer de ce mauvais mouillage, et la rapidité du courant était un grand obstacle : sa violence m'obligea de mouiller une ancre de bossoir. à chaque instant, je craignais d'avoir le cable coupé et d'être entraîné à la côte : nos inquiétudes augmentèrent encore, parce que le vent d'ouest-nord-ouest fraîchit beaucoup. La frégate fut serrée contre la terre, l'arrière fort près des roches ; il fut impossible de songer à se thouer. Je fis amener les mâts de perroquet, et j'attendis la fin de ce mauvais temps, qui n'eût pas été dangereux si nous eussions été mouillés sur un meilleur fond.
Les vols des indiens obligent à renoncer au campement à terre p. 156 et 157
Nous avions déjà éprouvé que les indiens étaient très-voleurs ; mais nous ne leur supposions pas une activité et une opiniâtreté capables d'exécuter les projets les plus longs et les plus difficiles : nous apprîmes bientôt à les mieux connaître. Ils passaient toutes les nuits à épier le moment favorable pour nous voler ; mais nous faisions bonne garde à bord de nos vaisseaux, et ils ont rarement trompé notre vigilance ... Bientôt ils m'obligèrent à lever l'établissement que j'avais sur l'île ; ils y débarquaient la nuit, du côté du large ; ils traversaient un bois très-fourré, dans lequel il nous était impossible de pénétrer le jour ; et, se glissant sur le ventre comme des couleuvres, sans remuer presque une feuille, ils parvenaient, malgré nos sentinelles, à dérober quelques-uns de nos effets.
Description de la baie p. 158
Nous avions déjà visité le fond de la baie, qui est peut-être le lieu le plus extraordinaire de la terre. Pour en avoir une idée, qu'on se représente un bassin d'eau d'une profondeur qu'on ne peut mesurer au milieu, bordé par des montagnes à pic, d'une hauteur excessive, couvertes de neige, sans un brin d'herbe sur cet amas immense de rochers condamnés par la nature à une stérilité éternelle. Je n'ai jamais vu un souffle de vent rider la surface de cette eau ; elle n'est troublée que par la chute d'énormes morceaux de glace qui se détachent très-fréquemment de cinq différens glaciers, et qui font, en tombant, un bruit qui retentit au loin dans les montagnes. L'air y est si tranquille et le silence si profond, que la simple voix d'un homme se fait entendre à une demi-lieue, ainsi que le bruit de quelques oiseaux de mer qui déposent leurs œufs dans le creux de ces rochers.
Mission de sondage - instructions à d'Escures p. 164 et 165
Mais le plus grand des malheurs, celui qu'il
était le plus impossible de prévoir, nous
attendait à ce terme. C'est avec
la plus vive douleur que je vais tracer l'histoire
d'un désastre mille fois plus cruel que les
maladies et tous les autres événemens des plus
longues navigations. Je cède au devoir
rigoureux que je me suis imposé d'écrire cette
relation, et je ne crains pas de laisser
connaître que mes regrets ont été, depuis cet
événement, cent fois accompagnés de mes
larmes ; que le temps n'a pu calmer ma douleur :
chaque objet, chaque instant me rappelle la
perte que nous avons faite, et dans une
circonstance où nous croyions si peu avoir à
craindre un pareil événement.
J'ai déjà dit que les sondes devaient être placées
sur le plan de Mm De Monneron et Bernizet,
par les officiers de la marine ; en conséquence,
la biscayenne de l'Astrolabe, aux ordres de
M De Marchainville, fut commandée pour le
lendemain, et je fis disposer celle de ma
frégate, ainsi que le petit canot dont je donnai
le commandement à M Boutin. M D'Escures,
mon premier lieutenant, chevalier de Saint-Louis,
commandait la biscayenne de la Boussole, et
était le chef de cette petite expédition. Comme
son zèle m'avait paru quelquefois un peu ardent,
je crus devoir lui donner des instructions par
écrit. Les détails dans lesquels j'étais entré
sur la prudence que j'exigeais, lui parurent si
minutieux, qu'il me demanda si je le prenais
pour un enfant, ajoutant qu'il avait déjà
commandé des bâtimens. Je lui expliquai
amicalement le motif de mes ordres ; je lui dis
que M De Langle et moi avions sondé la passe
de la baie deux jours auparavant,
et que j'avais trouvé que l'officier commandant le
deuxième canot qui était avec nous, avait passé
trop près de la pointe, sur laquelle même il
avait touché : j'ajoutai que de jeunes officiers
croient qu'il est du bon ton, pendant les siéges,
de monter sur le parapet des tranchées, et que
ce même esprit leur fait braver, dans les
canots, les roches et les brisans ; mais que
cette audace peu réfléchie pouvait avoir les
suites les plus funestes dans une campagne comme
la nôtre, où ces sortes de périls se
renouvelaient à chaque minute. Après cette
conversation, je lui remis les instructions
suivantes, que je lus à M Boutin : elles feront
mieux connaître qu'aucun autre exposé, la mission
de M D'Escures, et les précautions que j'avais
prises.
Instructions données par écrit à M D'Escures, par M De La Pérouse.
avant de faire connaître à M D'Escures l'objet de sa mission, je le préviens qu'il lui est
expressément défendu d'exposer les canots à aucun danger, et d'approcher la passe si elle brise.
Il partira à six heures du matin avec deux autres canots commandés par Mm De Marchainville
et Boutin, et il sondera la baie depuis la passe jusqu'à la petite anse qui est dans l'est des
deux mamelons ; il portera les sondes sur le
plan que je lui ai remis, ou il en figurera
un d'après lequel on pourra les rapporter. Si la
passe ne brisait point, mais qu'elle fût houleuse,
comme ce travail n'est pas pressé, il remettrait
à un autre jour de la sonder.
et il ne perdrait pas de vue que toutes les choses
de cet ordre qu'on fait difficilement, sont
toujours mal faites. Il est probable que le
meilleur moment pour approcher la passe,
sera à la mer étale, vers huit heures et demie ;
si alors les circonstances sont favorables, il
tâchera d'en mesurer la largeur avec une ligne
de loch, et il placera les trois canots
parallèlement, sondant dans le sens de la
largeur, ou de l'est à l'ouest. Il sondera
ensuite du nord au sud ; mais il n'est guère
vraisemblable qu'il puisse faire cette seconde
sonde dans la même marée, parce que le courant
aura pris trop de force.
En attendant l'heure de la mer étale, ou en
supposant que la mer soit mauvaise, M D'Escures
fera sonder l'intérieur de la baie, particulièrement
l'anse qui est derrière les mamelons, où je
crois qu'il doit y avoir un très-bon mouillage ;
il tâchera aussi de fixer sur le plan les
limites du fond de roche et du fond de sable,
afin que le bon fond soit bien connu. Je crois
que, lorsque le canal du sud de l'île est ouvert
par la pointe des mamelons, on est sur un
bon fond de sable. M D'Escures vérifiera
si mon opinion est fondée ; mais je lui répète
encore que je le prie de ne pas s'écarter de la
plus extrême prudence.
Relation du naufrage p. 146, 167 et 168
à dix heures du matin, je vis revenir notre petit
canot. Un peu surpris, parce que je ne l'attendais
pas si-tôt, je demandai à M Boutin, avant qu'il
fût monté à bord, s'il y avait quelque chose de
nouveau ; je craignis dans ce premier instant
quelqu'attaque des sauvages : l'air de M Boutin
n'était pas propre à me rassurer ; la plus vive
douleur était peinte sur son visage. Il m'apprit
bientôt le naufrage affreux dont il venait d'être
témoin, et auquel il n'avait échappé, que
parce que la fermeté de son caractère lui avait
permis de voir toutes les ressources qui
restaient dans un si extrême péril. Entraîné,
en suivant son commandant, au milieu des brisans
qui portaient dans la passe, pendant que la
marée sortait avec
une vîtesse de trois ou quatre lieues par heure,
il imagina de présenter à la lame l'arrière de son
canot qui, de cette manière, poussé par cette
lame, et lui cédant, pouvait ne pas se remplir,
mais devait cependant être entraîné au dehors,
à reculons, par la marée. Bientôt il vit les
brisans de l'avant de son canot, et il se trouva
dans la grande mer. Plus occupé du salut de ses
camarades que du sien propre, il parcourut le
bord des brisans, dans l'espoir de sauver
quelqu'un ; il s'y rengagea même, mais il fut
repoussé par la marée ; enfin, il monta sur les
épaules de M Mouton, afin de découvrir un plus
grand espace : vain espoir, tout avait été
englouti... et M Boutin rentra à la marée
étale. La mer étant devenue belle, cet officier
avait conservé quelqu'espérance pour la
biscayenne de l'Astrolabe ; il n'avait vu
périr que la nôtre. M De Marchainville était
dans ce moment à un grand quart de lieue du
danger, c'est-à-dire, dans une mer aussi
parfaitement tranquille que celle du port le mieux
fermé ; mais ce jeune officier, poussé par une
générosité sans doute imprudente, puisque tout
secours était impossible dans ces circonstances,
ayant l'ame trop élevée, le courage trop grand
pour faire cette réflexion lorsque ses amis
étaient dans un si extrême danger, vola à
leur secours, se jeta dans les mêmes brisans,
et, victime de sa générosité et de la
désobéissance formelle de son chef, périt comme
lui.
Bientôt M De Langle arriva à mon bord aussi
accablé de douleur que moi-même, et m'apprit en
versant des larmes,
que le malheur était encore infiniment plus grand
que je ne croyais. Depuis notre départ de France,
il s'était fait une loi inviolable de ne jamais
détacher les deux frères pour une même corvée,
et il avait cédé, dans cette seule occasion, au
désir qu'ils avaient témoigné d'aller se promener
et chasser ensemble ; car c'était presque sous
ce point de vue que nous avions envisagé, l'un
et l'autre, la course de nos canots que nous
croyions aussi peu exposés que dans la rade de
Brest, lorsque le temps est très-beau.
Rapport fait par Boutin p. 169-177
Je vais rapporter ici la relation de M Boutin ; il était l'ami de M D'Escures, et nous ne pensons pas également l'un et l'autre sur l'imprudence de cet officier.
relation de M Boutin.
" le 13 juillet, à cinq heures cinquante minutes du
matin, je partis du bord de la Boussole dans le
petit canot ; j'avais ordre de suivre
M D'Escures qui commandait notre biscayenne ;
et M De Marchainville commandant la
biscayenne de l'Astrolabe devait se joindre
à nous. Les instructions que M D'Escures
avait reçues par écrit de M De La Pérouse,
et qui m'avaient été communiquées, lui
enjoignaient d'employer ces trois canots à
sonder la baie ; d'y placer les sondes, d'après
des relèvemens, sur le plan qui lui avait été
donné ; de sonder la passe, si la mer était
belle, et d'en mesurer la largeur : mais il lui
était expressément défendu d'exposer au moindre
danger les canots qui étaient sous ses ordres,
et d'approcher de la passe, pour peu qu'elle
brisât, ou même qu'il y eût de la houle. Après
avoir doublé la pointe ouest de l'île près de
laquelle nous étions mouillés, je vis que la
passe brisait dans toute sa largeur, et qu'il
serait impossible de s'y présenter.
M D'Escures était alors de l'avant, ses
avirons levés, et semblait vouloir m'attendre ;
mais lorsque je l'eus approché à portée de fusil,
il continua sa route ; et comme son canot
marchait beaucoup mieux que le mien, il répéta
plusieurs fois la même manœuvre, sans qu'il me
fût jamais possible de le joindre. à sept
heures un quart, ayant toujours gouverné sur la
passe, nous n'en étions plus qu'à deux
encablures : notre biscayenne vira de bord. Je
suivis son mouvement dans ses eaux ; nous
fîmes route pour rentrer dans la baie, laissant
la passe derrière nous. Mon canot était derrière
notre biscayenne, à portée de la voix :
j'apercevais celle de l'Astrolabe à un quart de
lieue, en dedans de la baie. M D'Escures me
hêla alors en riant : " je crois que nous
n'avons rien de mieux à faire que d'aller
déjeûner, car la passe brise horriblement " . Je
répondis : " certainement, et j'imagine que
notre travail se bornera à fixer les limites
de la baie de sable, qui est à bâbord en
entrant " . M De Pierrevert qui était avec
M D'Escures, allait me répondre ; mais ses
yeux s'étant tournés vers la côte de l'est,
il vit que nous étions entraînés par le jusant :
je m'en aperçus aussi, et dans l'instant nos
deux canots furent nagés avec la plus grande
force, le cap au nord, pour nous éloigner de la
passe, dont nous étions encore à cent toises.
Je ne croyais pas être exposé au moindre danger,
puisqu'en gagnant seulement vingt toises sur
l'un ou l'autre bord, nous avions toujours la
ressource d'échouer nos canots sur le rivage.
Après avoir vogué plus d'une minute sans pouvoir
refouler la marée, j'essayai inutilement de
gagner la côte de l'est ; notre biscayenne qui
était devant moi, essaya aussi inutilement de
gagner la côte de l'ouest : nous fûmes donc
forcés de remettre le cap au nord, pour ne pas
tomber en travers dans les brisans. Les premières
lames commençaient à déployer à peu de distance
de mon canot : je crus devoir mouiller le grapin,
mais il ne tint pas ; heureusement le cablot
n'était pas étalingué à un des bancs, il
fila en entier dans la mer, et nous déchargea
d'un poids qui aurait pu nous être funeste.
Dans l'instant, je fus au milieu des plus fortes
lames qui remplirent presque le canot ; il ne
coula cependant pas, et ne cessa point de
gouverner ; de manière que je pouvais toujours
présenter l'arrière aux lames, ce qui me donna
le plus grand espoir d'échapper au
danger.
Notre biscayenne s'était éloignée de moi pendant
que je mouillais le grapin, et elle ne se trouva
que quelques minutes après dans les brisans ; je
l'avais perdue de vue en recevant les premières
lames : mais dans un des momens où je me trouvai
au-dessus de ces brisans, je la revis entre
deux eaux, à trente ou quarante toises de l'avant :
elle était
en travers ; je n'aperçus ni hommes ni avirons. Ma
seule espérance avait été qu'elle pourrait
refouler le courant, mais j'étais trop certain
qu'elle périrait si elle était entraînée ; car,
pour échapper, il fallait un canot qui portât
son plein d'eau, et qui, dans cette situation,
pût gouverner, afin de ne pas chavirer :
malheureusement notre biscayenne n'avait aucune de
ces qualités.
J'étais toujours au milieu des brisans, regardant
de tous côtés, et je vis que derrière mon canot,
vers le sud, les lames formaient une chaîne que
mon œil suivait jusqu'à mon horizon ; les
brisans paraissaient aussi aller fort loin
dans l'ouest : je vis enfin que, si je pouvais
gagner seulement cinquante toises dans l'est,
je trouverais une mer moins dangereuse. Je fis
tous mes efforts pour y réussir, en donnant des
élans sur tribord dans l'intervalle des
lames ; et, à sept heures vingt-cinq minutes, je
fus hors de tout danger, n'ayant plus à combattre
qu'une forte houle et de petites lames produites
par la brise de l'ouest-nord-ouest.
Après avoir vidé l'eau de mon canot, je cherchai les
moyens de donner du secours à mes malheureux
camarades ; mais dès-lors je n'avais plus aucun
espoir.
Depuis le moment où j'avais vu notre biscayenne
couler dans les brisans, j'avais toujours donné
des élans dans l'est, et je n'avais pu en sortir
qu'au bout de quelques minutes. Il était impossible
que les naufragés, au milieu d'un courant si
rapide, pussent jamais s'éloigner de
sa direction, et ils devaient être entraînés
pendant tout le reste de la marée qui a porté
au large jusqu'à huit heures quarante-cinq
minutes : d'ailleurs, comment le meilleur
nageur aurait-il pu résister quelques instans
seulement à la force de ces lames ? Cependant,
comme je ne pouvais faire aucune recherche
raisonnable que dans la partie où portait le
courant, je mis le cap au sud, côtoyant les
brisans qui me restaient à tribord, et changeant
de route à chaque instant, pour m'approcher de
quelques loups marins ou goêmons, qui me
donnaient de temps en temps quelque
espérance.
Comme la mer était très-houleuse, lorsque j'étais
sur le sommet des lames, mon horizon s'étendait
assez loin, et j'aurais pu apercevoir un aviron
ou un débris à plus de deux cents toises.
Bientôt mes regards se portèrent vers la pointe
de l'est de l'entrée ; j'y aperçus des hommes
qui, avec des manteaux, faisaient des signaux :
c'étaient des sauvages, ainsi que je l'ai
appris depuis ; mais je les pris alors pour
l'équipage de la biscayenne de l'Astrolabe, et
j'imaginai qu'elle attendait l'étale de la
marée pour venir à notre secours ; j'étais
bien loin de penser que mes malheureux amis
étaient victimes de leur hardiesse
généreuse.
à huit heures trois quarts, la marée ayant reversé,
il n'y avait point de brisans, mais seulement une
forte houle. Je crus devoir continuer mes
recherches dans cette houle, suivant la
direction du jusant qui avait cessé ; je fus
aussi malheureux dans cette seconde recherche
que dans la première. à neuf heures, voyant que
le flot venait du sud-ouest, que je n'avais
ni vivres, ni grapins, ni voiles, mon équipage
mouillé et saisi de froid ; craignant de ne
pouvoir rentrer dans la baie lorsque le flot
aurait acquis toute sa force ; voyant d'ailleurs
qu'il portait déjà avec violence au nord-est, ce
qui m'empêchait de gagner au sud où j'aurais dû
continuer mes recherches, si la marée l'avait
permis, je rentrai dans la baie, faisant route au
nord.
La passe m'était déjà presque fermée par la pointe
de l'est ; la mer brisait encore sur les deux
pointes ; mais elle était calme au milieu. Je
parvins enfin à gagner cette entrée, rangeant
beaucoup la pointe de bâbord, sur laquelle
étaient les américains qui m'avaient fait des
signaux, et que j'avais crus français. Ils
m'exprimèrent par leurs gestes qu'ils avaient
vu chavirer deux embarcations, et ne voyant
pas la biscayenne de l'Astrolabe, je ne fus
que trop certain du sort de M De Marchainville,
que je connaissais trop pour croire qu'il eût
réfléchi sur l'inutilité du danger auquel il
allait s'exposer. Comme on aime cependant à se
flatter, il me restait un très-léger espoir
que je le trouverais à bord de nos vaisseaux où
il était possible qu'il eût été demander du
secours : mes premières
paroles en arrivant à bord, furent : avez-vous des
nouvelles de M De Marchainville ? Non, fut
pour moi la certitude de sa perte.
Après tous ces détails, je crois devoir expliquer
les motifs de la conduite de M D'Escures. Il
est impossible qu'il ait jamais songé à se
présenter dans la passe ; il voulait seulement
s'en approcher, et il a cru se tenir à une distance
plus que suffisante pour être hors de tout
danger : c'est cette distance qu'il a mal jugée,
ainsi que moi, ainsi que les dix-huit personnes
qui étaient dans nos deux canots. Je ne puis
dire combien cette erreur est pardonnable, ni
pourquoi il était impossible de juger la violence
du courant ; on croirait que je m'excuse
moi-même, car, je le répète, je jugeais cette
distance plus que suffisante, et l'aspect même
de la côte qui fuyait dans le nord avec la plus
grande vîtesse, ne me causa que de l'étonnement.
Sans vouloir détailler toutes les raisons qui
devaient contribuer à nous inspirer une confiance
bien funeste, je ne puis m'empêcher de faire
remarquer que le jour de notre entrée dans cette
baie, nos canots sondèrent la passe en tout sens
pendant plus de deux heures, sans éprouver aucun
courant. Il est vrai que, quand nos frégates
s'y présentèrent, elles furent repoussées par le
jusant ; mais le vent était si faible, que
dans le même instant, nos canots refoulaient
la marée avec la plus grande facilité : enfin,
le 11 juillet, jour de la pleine lune, nos
deux commandans furent eux-mêmes avec plusieurs
officiers sonder cette passe ; ils sortirent
avec le
jusant, rentrèrent avec le flot, et n'y
remarquèrent rien qui pût faire juger qu'il y
eût le moindre danger, sur-tout avec des canots
bien armés. Ainsi on doit conclure que, le
13 juillet, la violence du courant tenait à des
causes particulières, comme une fonte
extraordinaire de neige, ou des vents forcés
qui n'avaient pas pénétré dans la baie, mais
qui, sans doute, avaient soufflé avec violence au
large.
M De Marchainville était à un quart de lieue en
dedans de la passe, au moment où j'y fus
entraîné ; je ne l'ai pas vu depuis ce moment ;
mais tous ceux qui le connaissent savent ce que
son caractère noble et généreux l'a porté à
faire. Il est probable que, lorsqu'il a aperçu
nos deux canots au milieu des brisans, ne
pouvant concevoir comment nous y avions été
entraînés, il a supposé ou un cablot cassé ou
des avirons perdus ; dans l'instant, il aura
nagé pour venir à nous jusqu'au pied des premiers
brisans : nous voyant lutter au milieu des
lames, il n'aura écouté que son courage, et il
aura cherché à franchir les brisans pour nous
porter des secours en dehors, au risque de
périr avec nous. Cette mort sans doute est
glorieuse ; mais combien elle est cruelle pour
celui qui, échappé au danger, n'a plus la
possibilité d'espérer revoir jamais aucun de
ceux qui l'ont accompagné, ou aucun des héros qui
venaient pour le sauver !
Il est impossible que j'aye voulu omettre aucun
fait essentiel, ou dénaturer ceux que j'ai
rapportés ; M Mouton, lieutenant de frégate, qui
était en second dans mon canot,
est à portée de relever mes erreurs, si ma mémoire
m'avait trompé ; sa fermeté, celle du patron et
des quatre canotiers n'ont pas peu contribué à
nous sauver : mes ordres ont été exécutés au
milieu des brisans avec la même exactitude que
dans les circonstances les plus ordinaires.
signé Boutin " .
Construction d'un cénotaphe p. 178 et 179
Avant notre départ, nous érigeâmes sur l'île du milieu de la baie, à laquelle je donnai le nom d'île du cénotaphe , un monument à la mémoire de nos malheureux compagnons. M De Lamanon composa l'inscription suivante, qu'il enterra dans une bouteille, au pied de ce cénotaphe :
À l'entrée du port ont péri vingt-un braves marins ; qui que vous soyez, mêlez vos larmes aux nôtres. Le 4 juillet 1786, les frégates la Boussole et l'Astrolabe, parties de Brest le ier août 1785, sont arrivées dans ce port. Par les soins de M De La Pérouse, commandant en chef l'expédition ; de M. le vicomte De Langle, commandant la deuxième frégate ; de Mm De Clonard et De Monti, capitaines en second des deux bâtimens, et des autres officiers et chirurgiens, aucunes des maladies qui sont la suite des longues navigations, n'avaient atteint les équipages. M De La Pérouse se félicitait, ainsi que nous tous, d'avoir été d'un bout du monde à l'autre, à travers toutes sortes de dangers, ayant fréquenté des peuples réputés barbares, sans avoir perdu un seul homme ni versé une goutte de sang. Le 13 juillet, trois canots partirent à cinq heures du matin, pour aller placer des sondes sur le plan de la baie, qui avait été dressé. Ils étaient commandés par M D'Escures, lieutenant de vaisseau, chevalier de Saint-Louis : M De La Pérouse lui avait donné des instructions par écrit, pour lui défendre expressément de s'approcher du courant ; mais au moment qu'il croyait encore en être éloigné, il s'y trouva engagé. Mm De La Borde, frères, et De Flassan, qui étaient dans le canot de la deuxième frégate, ne craignirent pas de s'exposer pour voler au secours de leurs camarades ; mais, hélas ! Ils ont eu le même sort... le troisième canot était sous les ordres de M Boutin, lieutenant de vaisseau. Cet officier, luttant avec courage contre les brisans, fit pendant plusieurs heures, de grands mais inutiles efforts pour secourir ses amis, et ne dut lui-même son salut qu'à la meilleure construction de son canot, à sa prudence éclairée, à celle de M Laprise Mouton, lieutenant de frégate, son second ; et à l'activité et prompte obéissance de son équipage, composé de Jean Marie, patron, Lhostis, Le Bas, Corentin Jers et Monens, tous quatre matelots. Les indiens ont paru prendre part à notre douleur ; elle est extrême. émus par le malheur, et non découragés, nous partons le 30 juillet pour continuer notre voyage.
Reprise de la description de la baie p. 191
Les montagnes primitives de granit ou de schiste, couvertes d'une neige éternelle, sur lesquelles on n'aperçoit ni arbres, ni plantes, ont leur base dans l'eau, et forment sur le rivage une espèce de quai ; leur talus est si rapide, qu'après les deux ou trois cents premières toises, les bouquetins ne pourraient les gravir ; et toutes les coulées qui les séparent, sont des glaciers immenses dont le sommet ne peut être aperçu, et dont la base est baignée par la mer. à une encablure de terre, on ne peut trouver le fond avec une sonde de cent soixante brasses. Les côtés du port sont formés par des montagnes du deuxième ordre, de huit à neuf cents toises seulement d'élévation ; elles sont couvertes de pins, tapissées de verdure, et on n'aperçoit la neige que sur leur sommet ; elles m'ont paru entièrement composées de schiste qui est dans un commencement de décomposition ; elles ne sont pas entièrement inaccessibles, mais extrêmement difficiles à gravir.
(suit une longue et intéressante description des Indiens et de leurs mœurs)