Henri-Léonard Bertin acquit en 1762 le domaine du seigneur de Chatou pour disposer d'un terrain d'expérimentation agricole
et y construire une résidence à la hauteur de sa fortune et de ses fonctions. Institué héritier de la fortune considérable de son père, maître de forges en Périgord,
il fut contrôleur général des finances, lieutenant général de police, ministre d'État.
Adhérant au mouvement de pensée physiocrate (1), il œuvra pour promouvoir l'activité agricole du pays. Il fit ouvrir les écoles vétérinaires de
Lyon et de Maisons-Alfort et favorisa l'acclimatation de la pomme de terre par Parmentier, dans sa propriété puis dans la plaine des Sablons à Neuilly.
L'aménagement du domaine s'étala sur deux décennies. Bertin porta ses premiers efforts sur l'expérimentation agricole.
Les potagers, les serres, l'orangerie et la bergerie étaient sa plus grande fierté (1bis).
La majeure partie du domaine resta d'ailleurs dans une ordonnance à la française, en particulier le potager et le verger, les réservoirs supérieurs et la terrasse.
Bertin voulait au cœur de son domaine un espace de délices, pour s'y retirer une fois sa longue carrière ministérielle achevée.
Le château comprenait un salon chinois, meublé et dessiné avec le concours des Jésuites résidant alors en Chine dans l'entourage de l'empereur (2).
À côté, le jardin anglo-chinois abritait un pavillon chinois, trois ronds de verdure décorés de statues (dont celles de la façade de Versailles offertes par Louis XV)
et un jeu de bagues. Le jeu de bagues et le pavillon chinois sont dus à Lequeu, spécialiste des chinoiseries (3).
Dans la partie agricole se trouvaient quelques fabriques: l'hermitage, la bergerie, la chaumière ...
Bertin voulait aussi un monument fort. Il fit appel à Soufflot, qu'il avait connu à Lyon, pour le nymphée, œuvre architecturale majeure du domaine.
C'est une grotte tournée vers la Seine, ouverte sur la grande terrasse, à la fois décorative et bassin de compensation de la conduite d'eau d'irrigation.
Soufflot, vieillissant, fit surveiller l'exécution par son collaborateur Rondelet (4).
Le Nymphée de Chatou
Le nymphée de Chatou renoue avec le genre des grottes en vogue au siècle précédent, qu'on pourrait qualifier de "géométriques" par opposition aux rocailles telles que le rocher-grotte du Désert de Retz, les bains d'Apollon à Versailles ou la grotte des naïades d'Ermenonville.
Soufflot s'inspira d'exemples vus lors de ses voyages de formation en Italie. La voûte en cul-de-four donne l'impression d'une valve de coquillage, soutenue par dix-huit colonnes baguées (essentiellement décoratives, elles ne sont qu'un relais partiel pour
la reprise des charges, principalement reportées sur d'énormes massifs périphériques). Les parois sont décorées de pierres polychromes provenant du laitier de haut-fourneau, de mâchefer, de coquillages, de pierre meulière. Outre l'économie, l'utilisation
volontaire de matériaux pauvres vise à les élever au rang d'objets nobles, pour témoigner de l'importance des activités industrielles. Pour renforcer l'audience de ce geste, Bertin inaugura le monument en 1777 à l'occasion du mariage de son neveu, en présence de plusieurs ministres.
Vue d'ensemble au niveau de la terrasse
Nymphée de Chatou - la voûte en conque marine
Dispersion du domaine jusqu'à l'état actuel
A la Révolution, Bertin émigra et mourut à Spa en 1792. S'il dut renoncer au cadre idyllique de son château, où il s'était retiré en 1781, du moins échappa-t-il à l'emprisonnement et à l'échafaud.
Moins avisée, la marquise de Feuchères, à laquelle il avait cédé Chatou, fut guillotinée en juin 1794 pendant la Terreur, sans autre raison que la hargne envieuse d'un de ces tortionnaires issus du bas peuple fait responsable communal à l'occasion des dérives de cette période.
Le domaine était trop vaste pour les acquéreurs ultérieurs successifs. Non sans mal, la propriété fut vendue par grandes parcelles en 1867. Le cœur fut à nouveau subdivisé en 1923, après l'échec d'une première tentative de lotissement en 1913.
Il est devenu le Parc de Chatou, juxtaposition de maisons individuelles sur leur petit jardin, où l'allée du château de Bertin et l'allée de la grotte témoignent du passé prestigieux.
Le château, tombant en ruine, fut détruit vers 1910. Chatou compte de nombreux vestiges du domaine, d'un simple intérêt de curiosité.
Le nymphée, classé monument historique, est la seule fabrique subsistant.
L'alvéole médian incrusté de coquillages abritait une statue de nymphe représentant Mme de Pompadour, protectrice de Bertin et de Soufflot (5). Elle fut volée à la Révolution et réapparut des décennies plus tard entre les mains du père Fournaise, qui l'installa dans une niche au-dessus de la porte de son restaurant. Aujourd'hui une copie occupe cette niche, l'original est au Louvre.
Aussi, lors de la première rénovation de 1828, l'alvéole du fond de la grotte fut meublé d'une vasque pour paraître moins vide.
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L'alvéole médian
Détail des incrustations de coquillages
Détail des pierres polychromes
Les deux cœurs incrustés en l'honneur des mariés (mariage du neveu de Bertin)
Le monument connut une deuxième rénovation en 1967, plus complète. Malheureusement les dégradations ont repris et de nouveaux travaux s'imposent.
Malgré le soin apporté par Rondelet, très conscient de la médiocrité du terrain d'assise, la voûte a du mal à résister au temps.
Les fissures des massifs et les éclatements des colonnes paraissent attribuables à l'ouverture de la voûte : je ne serais pas étonné que, sous l'énorme charge du toit, les appuis aient chassé latéralement.
L'humidité générale et le gel font leur travail, rongeant les parements et les pierres d'appareil.
L'alvéole médian
détail des incrustations de coquillages
Colonnes baguées - remarquer les dégradations
Restes épars du domaine
Chatou compte de nombreux vestiges du domaine : bassin supérieur d'irrigation (ancien parc de la pièce d'eau, 1km au nord-ouest de l'Hôtel de Ville), conduite enterrée, des regards, la grille du parc ...
Une copie de la statue de nymphe décorant l'alvéole du Nymphée à sa création est dans une niche du fronton de la maison Fournaise (dans l'île des Impressionnistes).
Parc de la pièce d'eau
reliquat amoindri du bassin supérieur, les balustrades à droite sont celles de l'époque
Porche de la Maison Fournaise
sur le dessus, copie de la statue décorant à l'origine le Nymphée
Le magot en fer doré couronnant le pavillon chinois aurait été réutilisé pour orner le toit de la maison du Colifichet à Croissy.
Cette maison a été détruite, une partie de son parc subsiste, au 2 avenue du Colifichet, en bord de Seine, un kilomètre au sud du château de Bertin.
De même les singes en fer laqué du jeu de bague auraient été réutilisés pour orner une maison de Chatou.
Localisation, visites
Chatou est situé dans les Yvelines. RER A, station Chatou, puis 1 km.
On ne peut visiter le nymphée qu'à l'occasion des journées du patrimoine ou de la fête des impressionnistes. Se renseigner à l'Office de tourisme.
En dehors de ces occasions exceptionnelles, longer le quai de la Nymphée (nymphée est préférentiellement masculin)
entre le pont et l'écluse, ou mieux, se rendre dans l'île des Impressionnistes, prés des maisons Fournaise et Levanneur. Cette dernière est d'ailleurs la transformation d'un pavillon construit par Bertin.
Bibliographie, contacts
Jacques Catinat : Les châteaux de Chatou - Le Nymphée de Soufflot 1974 Éditions S.O.S.P. 207 pages, 80 illustrations. En vente à l'office de tourisme.
(J. Catinat fut maire de Chatou).
Le site de la Ville de Chatou comprend une page sur le Nymphée (qui pointe aimablement sur la présente page), une sur Bertin, et d'autres informations générales.